BAIN DE SIEGES
Chimering. La chaise de TIZAC de CURTON.
L’image de la chaise de Tizac de Curton me poursuit. Je n’ai pu retenir ce dessin (était-ce bien un dessin ?) –que j’avais trouvé étrange dans cette exposition, d’une nature autre, ignorant
le reste des œuvres.
Vendu, me dit-on. Occupant d’autres cimaises, ornant d’autres salons.
Envolé le dessin.
Le cycle sur le design se termine.
Voilà un an que je parle de sièges ; j’en ai passé au crible un grand nombre : des fonctionnels, des moëlleux, des noirs, chics et épurés, des pastels couleur
guimauve, des filiformes, des pivotants, des transformables, des sièges-manifestes, des chaises barbares et supplicielles, le fauteuil évanescent de Shiro Kuramata, l’érotique « Donna »
de Gaetano Pesce…
Au fond, tout a commencé avec la chaise de Tizac de Curton.
De sièges en sièges, j’agite mes chimères.
Passer une vie à s’asseoir !
Délice de l’expérimentation : formes, textures, couleurs, sons.
Faire l’expérience du doux, de l’énergique, du crissant.
Eprouver la souplesse des accoudoirs rotatives du fauteuil de Le Corbusier, le frôlement des plumes de la coiffeuse de Hans Hollein depuis le tabouret qui lui fait face, le chatouillement des
cheveux, collés en crinière sur les pieds de la chaise de Dalmon, le bercement anglais du transat d’Eileen Gray ou le balancement de la chaise-araignée du jeune designer bordelais René
Pavageau.
Ou encore perchée au sommet d’une de ces armoires-trônes de Pucci di Rossi, exercer un pouvoir courroucé avec d’autant plus de jubilation qu’on sait qu’il est dérisoire et fantoche.
Exorciser les sièges exubérants et provocateurs de Memphis, aux couleurs bruissantes, qui mirent en révolte toute une assemblée de notables bordelais, un jour où, dans un salon XVIIIème décrépi,
j’avais imaginé pour eux –non sans innocence- une petite promenade colorée parmi les objets du quotidien.
Battant la chimère, je ressasse des souvenirs.
Je me rappelle cette sexagénaire qui m’accueillant chez elle, au fin fond des Etats-Unis, -à San Diego, je crois-, me donnant pour m’asseoir l’alternative entre un sotf sofa et une straight
chair. Je compris alors que mon choix fournirait à cette Wasp, attachée à l’étiquette, un jugement de valeur sur ma personne, selon que j’opterais pour un certain laisser-aller ou pour la réserve
qui convenait. (Je choisis en définitive une attitude raide sur le canapé moëlleux).
Mes chimères de chaises sont aussi une somme de déconvenues.
Regret de n’avoir pas auprès de moi ce siège emmailloté, entrevu, par surprise dans le bureau de Lily à l’université et dont il me reste une image imprécise, me renvoyant tour à tour au
nouveau-né de Georges de La Tour, aux En-lacets de Max Cartier, -chaises brisées, bandées de tissus voluptueux et enlacées de fils-, ou à ce livre de mon enfance –un alphabet illustré- dans
lequel je ne sais quelle lettre s’enroulait ainsi dans des langes.
Tania, la belle envolée, qui jamais ne vint me voir pour parler de sa chaise matricielle.
Ce soir, Orlan est à Bordeaux.
Je la revois, procédant religieusement sur les marches du grand escalier du Musée Chéret à Nice, avant de se figer, sur une stèle, où elle avait choisi de montrer l’extase de Ste Thérèse d’Avila,
hiératique, un sein dénudé.
Je l’évoque encore, à Lyon, lorsqu’elle présentait sa machine à donner des baisers. En ces temps, je ne songeais pas encore au type de chaise qui lui eût convenu pour que jamais baiser ne fût
plus ergonomiquement donné.
L’artiste, ce soir, tente de dénouer un débat qui ne veut point éclore ; dédaignant les sièges universitaires de série, tous identiques et donc sans ressource, Orlan prend le pouvoir,
s’asseyant sur la table.
Au terme de ce cycle, l’image de la chaise de Tizac de Curton me revient. Vision imparfaite, imprécise et pour cela aimée.
Certains sièges sont si beaux que je leur préfère, en effet, l’effigie ; copie mentale, modelable à l’envi, qui a l’avantage d’être et de n’être pas.
« La vérification fait mourir les images. Toujours imaginer sera plus grand que vivre », dit Bachelard.
Au fond, tout a commencé avec le siège de Tizac de Curton.
Roseline Giusti.
Suzon, Talence, 29 avril 1997.