Publié dans Le Festin, n°66
Elle foule depuis longtemps le sol pyrénéen avec allégresse, apte à une infinité de tâches, donnant jour après jour la preuve de ses performances. Jadis, elle participait aux labours ou glissait
le long des mâts des navires. Elle rendait léger le pas du mineur de fond et bondissant celui du joueur de pelote basque. Elle connaît toujours aujourd’hui l’exaltation des fêtes taurines et
l’ivresse des plages atlantiques. Et lorsqu’en plus elle sait se hisser jusqu’aux podiums de la haute couture, l’espadrille se nomme Pare Gabia.
À l’origine, on la fabriquait à la maison ou chez l’artisan du village. On pouvait aller danser le samedi avec sa paire neuve et on l’usait jusqu’à la corde la semaine suivante.C’était une
chaussure de travail comme de loisir, peu coûteuse. Les matériaux locaux faisaient l’affaire. Dans les années 1850, l’activité de la sparterie, dont la ville deMauléon fut le grand centre, prit
de l’essor1. Au sparte et à l’alfa des débuts2, on préféra bientôt le jute, filé enÉcosse,mais provenant de l’Inde ou de la Thaïlande. Dans les années 1930, on renforça la semelle avec du
caoutchouc – moulé, puis vulcanisé – qui arrivait par bateaux dans le port deBordeaux. Sur les métiers qui servaient à tisser le linge basque, on calibra, pour l’empeigne, des bandes (laizes) de
petite largeur. Et on fit appel à de la main d’oeuvre espagnole. Reste dans les mémoires l’arrivée, à la fin de l’été, des «Hirondelles » venues par bande, à pied d’au-delà les montagnes. Ces
jeunes Aragonnaises portaient le costume traditionnel et, vives et gaies, faisaient tant virevolter leurs longues tresses brunes qu’on ne pouvait s’empêcher d’en tirer les rubans, à leur
passage.Elles restaient jusqu’au printemps. Le design «doux» de Pare Gabia À Sainte-Marie-de-Gosse, l’entreprise landaise Pare Gabia connaît un parcours original. Une petite trentaine de
personnes en compose l’effectif. L’atelier est actif, mais sans agitation fébrile, bien qu’on y fabrique quelques 200 à 250 000 paires d’espadrilles chaque année dont 50 000 dans la gamme
traditionnelle et un millier dans le haut de gamme. Aux machines on coupe, pique ou borde… avec dextérité, ce qui deviendra chaussure ou accessoire (sac), mais on coud toujours à la main, d’un
geste prompt et habile, l’empeigne à la semelle, à l’aide d’un dé spécial placé dans la paume de l’ouvrière. L’assemblage se fait ton sur ton, c’est la marque de la maison. On sent l’attachement
de chacun à son travail, on salue le tour demain. Les tailles vont du 18 au 48, avec un moule par pointure, parfois deux, en cas de commande importante.Unmême type de semelle se prête à plusieurs
modèles3. En été on en créé 120 sur la base de 20 semelles, en hiver 30 sur 10 semelles. À la différence des autres chaussures, les pieds de l’espadrille sont symétriques et ne connaissent ni
droite, ni gauche. Arrivée il y a onze ans dans la société, Isabelle Varin, designer, a entrepris de régénérer les modèles existants et d’emboîter le pas à la mode.Un design doux mais efficace,
révélant des possibilités inouïes. Respectant son principe De corde et de toile, l’espadrille est une chaussure rustique et légère, qui connaît aujourd’hui un retour en grâce. Avec l’aide d’un
designer, l’entreprise Pare Gabia renouvelle avec brio la silhouette de ce soulier traditionnel. archétypal, elle va faire de ce soulier traditionnel un produit moderne. «Parce qu’elle utilise du
textile, dit Isabelle Varin, l’espadrille est proche des tendances vestimentaires ». Les collections développent toute une série de variations, déclinée dans les couleurs de la mode et optant
pour des matières nouvelles. Si la toile zébrée reste un produit de base, de saison en saison, chaque gamme nouvelle réserve des surprises. Basculer de quelques degrés l’angle des rayures, donner
au talon une courbure qui épouse les lignes actuelles, le rehausser avec audace, échancrer l’empeigne aux limites, ajouter un noeud à pois par-ci, poser une rose par-là, dessiner une lanière à
boucle venant ceindre très haut la cheville, opter pour un rouge intense ou un jaune fluo, passer de la toile au cuir ou au velours, voici quelques-unes des interventions qui transforment ce
soulier traditionnel en escarpin, sandale, babouche ou salomé, sans que jamais l’esprit des origines ne soit perdu. Quelle plasticité a l’espadrille, confiée au design! Quelle créativité, chez
Pare Gabia! Sur lemême principe – fond de cordes et assemblagemain – des sacs complètent les collections. Tout aussi simples et élégants. Côté enfants, quelques modèles délicieux et un packaging
en forme de malette, réutilisable. Archétype et variations Cajolée par la haute couture (Sonia Rykiel, Dolce Gabbana…) pour ses hardiesses délicates et son authenticité, lorgnée par le passant
ordinaire qui cherche à savoir où se procurer cette chaussure ou ce sac qu’il juge unique, la griffe Pare Gabia réussit le tour de force consistant à donner l’impression que chaque produit,
fabriqué en série, est une pièce rare4. Décidément, Pare Gabia porte bien son nom, «sans pareil», en langue basque5. La firme s’est ainsi taillée une belle part parmi les fabricants d’articles
chaussants, forte d’un service de communication musclé, entre lesmains de NathaliePonzio, aidée de quelques commerciaux qui portent au loin la connaissance de la marque, les Italiens et les
Japonais, les hommes en particulier, en sont particulièrement friands. Certes il y a de la concurrence sur le marché, mais ce qui fait la différence c’est justement ce caractère vrai, ce goût de
nature, d’évasion, et cette capacité à accueillir le nouveau sans se départir de la valeur mémorielle conférée à la griffe. Comme le disait le designer Philippe Starck : «L’archétype bien fait ne
parle pas du passé : il parle d’unemémoire continue non datée.6»+ L’auteur remercie les conservateurs du Musée Basque, Maider Etchepare Jaureguy et Jacques Battesti. 4. On peut désormais, sur
Internet, créer le modèle de son choix. 5. L’entreprise créée en 1935, n’emploiera ce nom de marque qu’en 1950. Dirigée jusqu’à sa retraite par M. Corbin, successeur de son père, fondateur de la
Société, Pare Gabia vient d’être rachetée par Luxat, une société voisine fabricant des mocassins ; la nouvelle directrice est Mme Aurélie Allègre. 6. in Objets-types et archétypes, Éd. Industries
françaises de l’ameublement, 1997, p.60. 44 • le festin #66 • Art de vivre Béarn La griffe Pare Gabia réussit le tour de force consistant à donner l’impression que chaque produit, fabriqué en
série, est une pièce rare. Pare Gabia T. 05 59 56 32 38 paregabia.com 01 Recherche #66:Mise en page 1 29/04/08 10:20 Page 44 > par Roseline Giusti > photographies d’Antoine Guilhem-Ducléon
1. Liée entre autres, au marché des mines du nord de la France et à l’exportation vers l’Amérique du sud (Uruguay, Argentine) où de nombreux Basques avaient émigré, l’activité bat son plein
jusqu’en 1949, avec une apogée vers 1880. Cf. 150 ans d’espadrille à Mauléon, Éd. Ikherzaleak- Trait d’union, Mauléon, 1986, 2e éd., 1994, p.14. 2. Graminées à fibre dure, cultivées, entre
autres, en Espagne.
3. Une deuxième unité de production, installée au Pays basque espagnol, assure la fabrication des semelles. Art de vivre Béarn 42 • le festin #66 •